Isma, étudiante en Communication et Création Numérique, s'anime via un signal qui semble venir d'ailleurs. Cocktail explosif déclencheur d’une nuit blanche éprouvante, de manipulations à distance... Engrenage de phénomènes paranormaux, tourne-disque temporel, autostop inattendu de réalité augmentée... Les scènes multiplient les pistes de réflexion alimentées en courant continu.
I. AIMANTATION
Isma tient son café d'une main, sa cigarette de l'autre. La fumée monte en spirales vers le ciel gris, traçant des courbes que son œil suit machinalement. Le reflet d'une silhouette apparaît sur la paroi de verre du cloître, floue d'abord, puis nette. Un doigt pointe vers elle. L'œil gauche d'Isma se dilate.
Quelque chose en elle s'ajuste, se recalibre, comme un objectif qui fait la mise au point sur une cible inconnue. Elle cligne des yeux. La silhouette a disparu. Elle boit une gorgée de café. Le goût métallique lui emplit la bouche comme si le liquide transportait autre chose que de la caféine, des particules d'information qui se diffusent dans son système sanguin.
« Isma » résonne en murmure dans l'espace du cloître. Comme si l'autre le prononçait à travers elle, testant la phonétique de cette étiquette qu'elle porte.
Les étudiants tournent autour d'elle, leurs conversations se mélangent en brouhaha indistinct. Mais Isma n'entend plus le contenu de leurs échanges. Elle observe leurs mouvements, leurs gestes, leurs trajectoires dans l'espace. Tout suit des patterns invisibles, des courbes. Leurs corps tracent des géométries qui semblent obéir à des équations.
Une étudiante ajuste sa position près de la fontaine centrale selon un angle précis. Un groupe se forme spontanément près des arcades selon une configuration qui optimise les échanges vocaux. Leurs déplacements révèlent une chorégraphie sociale qu'ils exécutent telle une danse collective programmée.
Isma écrase sa cigarette contre le rebord de pierre froide et se lève. Le contact de ses doigts avec la matière minérale génère une sensation électrique qui remonte le long de son bras. Ses jambes la portent vers la sortie avec une fluidité nouvelle, comme si ses muscles avaient mémorisé un chemin qu'elle n'avait jamais emprunté.
En franchissant le portail du cloître, elle sent la transition énergétique entre les espaces. L'air change de densité, les sons se modifient, même la lumière semble s'organiser différemment.
L'appartement respire. Chaque objet pulse doucement. Les meubles, les murs, même l'air lui-même semblent connectés à un réseau invisible qui véhicule des données en permanence. La température, l'humidité, les vibrations sonores constituent autant de canaux d'information qui amplifient continuellement ses cellules.
Isma s'arrête sur le seuil du salon et observe Ben qui passe dans le couloir. Il range des vêtements dans la machine à laver, gestes mécaniques et précis répétés chaque semaine selon le même protocole. Chaque pli suit un ordre déterminé, chaque couleur trouve sa place selon une logique de tri qui révèle l'architecture organisationnelle de sa pensée. Il lève la tête vers elle, et pendant une seconde, leurs regards se croisent.
L'œil droit de Ben a sa pupille dilatée. Deux terminaux du même réseau s'ajustent mutuellement. Dans ce bref échange de regards, elle comprend leur condition partagée.
« Pourquoi je le suis ? », se demande-t-elle. Elle se lève du canapé et marche vers lui. Ses pieds se posent au sol et effectuent un travelling avant.
« Aimantation », dit-elle, et le mot flotte dans l'air entre eux comme une formule d'activation. Ben continue de ranger ses vêtements, méthodique. L'ajustement imperceptible de ses mouvements révèle qu'il a enregistré le signal.
Isma s'approche encore, fascinée. Chaque pli, chaque rangement suit un ordre invisible mais implacable.
Elle se penche sur le côté, habillée de son haut à rayures horizontales. Le motif de son vêtement tangue dans l'espace. Les lignes tombent au sol. Ben tourne son regard vers elle, et pendant un instant, elle voit ses yeux suivre la trajectoire-guide de sa tenue. Puis il revient à sa tâche avec une concentration renforcée.
Le bruit de la machine à laver se fait entendre. Mais ce n'est plus seulement un bruit ordinaire : l'orchestre sur scène se met en place.
« Forcée ?! », explose le mot dans sa gorge avec une violence qui la surprend elle-même. L'exclamation surgit de nulle part, révélant une résistance dont elle ne soupçonnait pas l'existence. Elle recule rapidement dans le couloir en travelling arrière.
Dans le salon, elle s'assoit face à la télévision éteinte. L'écran noir lui renvoie son reflet. Plus nette que n'importe quel miroir, cette surface révèle chaque détail avec une précision. Derrière elle, dans cette fenêtre parfaite, Ben continue ses rangements avec une constance robotique qui contraste avec son propre état d'agitation.
Le flashback surgit sans prévenir, s'imposant et effaçant momentanément le présent. Isma marche vers le site des Missions, pousse une porte, entre dans l'amphithéâtre plongé dans l'obscurité totale. Ses pas résonnent différemment dans cette boîte noire, révélant par l'écho les dimensions de l'espace. Elle s'assoit, le bruit de la chaise résonne dans le vide comme un signal d'activation.
La voix androgyne du conférencier s'élève dans l'obscurité, désincarnée, distancée : « la communication est polysémique, plusieurs paramètres entrent en jeu, ces derniers sont les premiers, ils transpercent des scapes aux contours noirs et fusionnent en un contenant aux contenus divers, où des contraintes viennent cadrer des réponses. Comment qualifier ce mécanisme ? »
Isma les reçoit non pas comme des concepts abstraits mais comme une description technique précise de son propre fonctionnement interne.
Une lumière blanche apparaît soudain au centre de l'amphithéâtre, faisceau pur qui tranche l'obscurité avec une précision chirurgicale. Son œil gauche se dilate encore plus. Elle optimise en permanence la réception des signaux.
Sa main droite se met à écrire sur la feuille posée devant elle sans qu'elle en prenne la décision. Elle trace le mot « gravitation » L'écriture surgit d'ailleurs, comme téléchargée depuis une source externe, contournant les circuits habituels de la volonté pour s'imprimer directement sur le papier.
La lumière s'éteint brutalement, replongeant l'amphithéâtre dans une obscurité qui semble plus dense qu'auparavant. Le silence revient, mais quelque chose a fondamentalement changé dans sa façon de percevoir l'espace autour d'elle. L'obscurité n'est plus vide : elle grouille de pixels, de signaux qui circulent entre les objets selon des protocoles qu'à présent elle détecte.
De retour dans l'appartement, elle trouve l'atmosphère transformée. Losing my religion de R.E.M. s'enclenche spontanément, c'est Ben qui l'a activé depuis la chambre. Ce clip musical révèle l'existence d'un système plus vaste qui coordonne les éléments de son environnement selon ses besoins narratifs.
La mélodie de guitare arpégée crée un tapis sonore qui modifie subtilement la perception de l'espace. La voix de Michael Stipe flotte dans l'air comme une présence physique.
Isma se retrouve hissée au centre du salon, sous l'ampoule éteinte du plafond. Cou tendu vers cette lune sans qu'elle en prenne la décision. Le mouvement s'impose à elle avec une nécessité urgente voire alarmante. Son corps obéit à des instructions.
Elle commence à tourner autour de l'ampoule, lentement d'abord, puis avec une fluidité croissante. Son haut à rayures horizontales crée des effets stroboscopiques de plus en plus prononcés. Les lignes se déforment, génèrent des interférences visuelles qui perturbent la perception normale de l'espace et du temps.
L'appartement se transforme graduellement autour d'elle. Les murs semblent s'effacer, révélant l'espace qui se cache derrière les apparences. L'ampoule devient soleil, pulsant d'une énergie qui dépasse sa simple fonction d'éclairage. Elle comprend que cet objet technologique ordinaire fonctionne comme un nœud de communication dans un réseau énergétique plus vaste.
Isma comprend qu'elle évolue dans un temps élastique où chaque mouvement peut s'étirer sur des durées infinies ou se contracter en instants fulgurants selon des rythmes qui échappent aux horloges mécaniques.
Sa danse prend une dimension rituelle. Chaque rotation autour de l'ampoule constitue une révolution dans son processus de transformation, un pas de plus vers l'intégration complète dans le réseau qui l'appelle.
Quand elle s'arrête enfin, l'appartement a retrouvé ses dimensions normales, mais quelque chose d'irréversible s'est produit dans sa perception.
Elle sort marcher dans les rues de nuit, poussée par un besoin de mouvement qui ne correspond pas à une destination particulière. Ses pas la mènent automatiquement vers des lieux qu'elle ne fréquente pas habituellement, comme si un système de navigation interne la guidait vers des coordonnées préprogrammées. Le trajet s'effectue en travelling oblique droite-gauche, sa perception en vue subjective de first person shooter fait se succéder des plans cinématographiques qui révèlent la nature filmique de son expérience.
Elle entre dans un bar qu'elle ne connaît pas. Every Breath You Take de The Police se diffuse en bruit de fond quand elle pousse la porte. Elle tourne en boucle.
Elle commande une pinte de Stout au barman, un homme d'une trentaine d'années, barbu et moustachu, dont les yeux cerclés révèlent un état de fatigue chronique. Il la fixe avec un air agacé qui ne semble pas dirigé spécifiquement contre elle mais contre l'existence en général. Ce regard réprobateur n'exprime pas une humeur personnelle mais constitue un feedback systémique, un signal d'ajustement comportemental qui indique qu'elle dysfonctionne par rapport aux protocoles sociaux attendus.
Son œil gauche se dilate encore, ajustement automatique qui lui permet maintenant de voir les détails avec une acuité troublante. Elle capte les micro-expressions du barman, analyse automatiquement les patterns comportementaux qui révèlent son état psychologique. Ces informations s'organisent spontanément selon des grilles d'analyse.
À une table proche, Lucie enlace François. Tous deux se regardent en parlant avec des sourires parfaits. Leurs propos sont inaudibles mais leurs gestes d'une fluidité suspecte révèlent l'exécution de codes relationnels préétablis. Ils semblent mimer l'affection, générant l'illusion d'intimité.
Isma observe cette performance depuis sa position d'interface périphérique. Elle perçoit les échanges sociaux comme des transferts de données entre systèmes compatibles qui négocient en permanence leurs paramètres d'interaction.
Son regard passe alternativement du couple complice au barman qui continue de la fixer. Cette alternance crée un triangle de surveillance mutuelle où chaque élément observe et est observé selon une géométrie qui révèle la structure panoptique de l'espace social. Elle est simultanément le spectateur, le spectacle et l'écran sur lequel se projette cette surveillance généralisée.
« Every breath you take, every move you make, I'll be watching you. »
De retour dans sa chambre, allongée sur son lit, Isma fixe l'ampoule éteinte au plafond avec une fascination croissante. « Tain' j'aurais bien aimé comprendre cet exercice d'éclairage », pense-t-elle. Cette frustration exprime quelque chose de plus profond.
Elle se lève et s'approche de l'ampoule. Son cou se tend vers la source lumineuse. Son corps s'oriente automatiquement vers les flux informationnels comme une antenne biologique qui se positionne pour optimiser la réception des signaux.
« Est-ce une technologie très puissante qui me guide », se demande-t-elle avec une lucidité soudaine tranchante. Son regard identifie les fils invisibles.
« Énergie qui agit à distance sans laquelle l'espace ne peut être maîtrisé ! »
Le cri jaillit de sa bouche avec une puissance qui la surprend elle-même. Les mots surgissent de ses profondeurs comme un diagnostic automatique de sa condition, une formulation technique qui décrit avec précision les mécanismes qui la gouvernent. Sa voix résonne dans sa pensée et en révèle la charge énergétique
Des cuts rapides s'enchaînent dans sa perception : gros plan sur l'interrupteur, gros plan sur l'ampoule, panoramique sur le câblage invisible qui traverse les murs. Sa vision se décompose en séquences. Elle perçoit maintenant les réseaux qui irriguent l'appartement, les flux d'énergie qui alimentent chaque objet connecté.
« Ces mots me viennent d'ailleurs et me sont imposés », réalise-t-elle avec une clarté troublante.
La lumière s'éteint.
Dans le couloir, Isma se tient droite derrière la porte fermée de sa chambre. « T'es satisfaite? », demande-t-elle au vide, question qui ne s'adresse ni à elle-même ni à personne en particulier mais à l'instance de contrôle invisible qui supervise son fonctionnement et vérifie périodiquement ses niveaux de satisfaction utilisateur.
Elle entre dans la chambre et rallume l'ampoule d'un geste devenu automatique. « Énergie qui agit à distance sans laquelle l'espace ne peut être maîtrisé ! » répète-t-elle avec une nervosité croissante. Isma enchaîne les prises, les mêmes formules reviennent. Elle se doit d'être à la hauteur.
Elle éteint la lumière, sort de la chambre, claque la porte avec une violence qui fait vibrer les murs. Puis revient, rallume l'ampoule, répète la séquence à chaque fois plus persuasive dans sa quête de trouver la combinaison qui lui permettra de sortir de cette boucle.
« Publicité », surgit soudain comme une révélation fulgurante qui illumine rétrospectivement toute son expérience. Elle comprend que son existence constitue une forme de contenu publicitaire permanent. Chaque geste qu'elle effectue génère des données comportementales qui alimentent des programmes invisibles de profilage et de ciblage.
Sa vie privée révèle sa nature de performance publique destinée à des audiences qu'elle ne peut identifier mais dont elle sent la présence constante. Elle génère continuellement des messages, des signaux, des contenus qui nourrissent un métabolisme communicationnel plus vaste qu'elle ne contrôle pas.
« Tu veux changer de place ?! », s'entend-elle dire en marchant vers la cuisine, les mots surgissant de sa pensée selon une logique qu'elle ne maîtrise pas.« Tu ne te rends pas compte, t'es chanceuse ! Tu vas gagner un ticket pour la Lune ! ». Gamification de l'expérience avec système de récompense.
La Lune, l'astre naturel comme destination symbolique qui représente l'échappée possible de sa condition terrestre.
Dans la cuisine, sous l'ampoule qui s'allume automatiquement à son approche, elle négocie avec l'invisible : « promets d'arrêter de fumer ». Cette injonction morale semble émaner d'une instance supérieure qui supervise ses comportements.
« Oui », répond-elle, automatique.
Elle allume une cigarette et fume avec une satisfaction évidente. D'un seul tenant, son corps semble être tiré par des câbles et entame un travelling vers l'ampoule directrice.
« Tu m'as promis ». Cette surveillance morale ne s'exerce pas depuis l'extérieur mais révèle l'existence d'une instance d'auto-évaluation qui monitore en permanence la cohérence de ses actions.
Isma esquisse un sourire en fumant, geste de résistance qui révèle sa capacité de subversion générative au sein même de son conditionnement. Cette rébellion lui procure une satisfaction qui confirme l'importance des marges de manœuvre, dans un système de contrôle totalitaire.
Cette découverte de sa nature composite la fascine autant qu'elle l'inquiète.
II. ENQUÊTE
La nuit transforme l'immeuble en laboratoire vertical où chaque étage constitue un niveau d'expérimentation différent. Isma monte les escaliers comme une exploratrice cartographiant un territoire inconnu, chaque marche révélant de nouveaux aspects.
Elle s'arrête au palier de ses voisins du dessus et toque à leur porte. Impulsion qui la pousse vers le haut, comme si une force ascensionnelle l'attirait vers les étages supérieurs. Des bruits de pas se font entendre de l'autre côté de la porte.
« Publicité ? », demande une voix androgyne. La voix qui pose cette question semble connaître déjà la réponse qu'elle va donner.
« Le... Pe... Le... Non ! Laisse-moi ! Le Petit Prince », bégaye Isma, les mots se bousculent dans sa gorge selon un processus de téléchargement défaillant. Les syllabes arrivent depuis des sources multiples qui interfèrent entre elles, créant des conflits de données qui perturbent l'articulation normale de sa pensée.
Dans la cour de l'immeuble, elle lève les yeux vers le ciel aux nuages éclairés par une source lumineuse invisible. « La... La... Mais Laisse-moi ! La Luuuuune ! », s'écrie-t-elle, les syllabes s'étirant et se déformant sous l'effet d'une émotion qui dépasse ses capacités d'expression verbale normale.
Cette Lune qu'elle appelle, astre de poésie romantique, devenue entité technologique, exerce une influence directe sur son système nerveux. L'élongation de la syllabe finale révèle l'intensité de cette attraction lunaire qui modifie jusqu'à sa phonétique. Elle comprend intuitivement que cet astre fonctionne comme une antenne de transmission qui diffuse des signaux de contrôle comportemental à l'échelle planétaire.
Chaque étage constitue une station d'observation qui lui permet d'analyser sous des angles différents l'architecture générale du système qui l'entoure.
Premier étage. Elle s'arrête devant l'ampoule allumée et effectue un zoom mental vers la source lumineuse. Dans la lumière, une paire d'yeux apparaît, floue d'abord, puis avec une netteté croissante.
Elle recule brusquement, puis s'avance à nouveau, fascinée par cette vision impossible qui défie les lois optiques élémentaires.
Deuxième étage. La paire d'yeux se transforme selon un processus de morphing digital qui révèle d'autres visages, d'autres regards qui se substituent les uns aux autres dans un défilé d'identités fluides. « Une créature me regarde au travers les yeux de mon père », murmure-t-elle, découvrant l'existence d'un réseau de surveillance distribuée où chaque regard humain fonctionne comme un terminal d'observation mutuelle.
Troisième étage. Nouvelle métamorphose oculaire. « Mon père me regarde à travers les yeux de Ben », constate-t-elle, découvrant que les personnalités de son entourage se recombinent selon des logiques de mutation. Cette interchangeabilité des visages révèle qu'elle évolue dans un environnement peuplé de variations paramétriques d'archétypes fondamentaux.
Ben et son père participent d'un même pool génératif, peut-être que l'un est l'autre ? Et vice et versa.
Quatrième étage. Dans l'ampoule, Le Petit Prince décolle vers la Lune dans une explosion de phosphènes dorés qui transforme momentanément sa vision en spectacle pyrotechnique.
« Tu veux m'épouser, qu'on ait un enfant tous les deux », formule-t-elle soudain, proposition qui surgit de ses profondeurs sans préméditation.
« Ben ? », appelle-t-elle après une pause. Ben constitue-t-il une entité autonome, une fonction de son propre système de traitement mental, ou une interface d'accès à des niveaux de réalité qu'elle ne peut pas atteindre directement ? Cette ambiguïté révèle la complexité croissante de son monde intérieur.
« Oui », répond-elle à sa propre question avec une simplicité qui masque la complexité de ce qui vient de se jouer. Dialogue interne permanent entre différentes instances de sa personnalité qui négocient continuellement les paramètres de son existence selon des processus d'auto-régulation. Elle devient sa propre interlocutrice privilégiée dans un système relationnel autoréférentiel.
« Je ne peux pas Ben. Je suis étudiante, je n'ai pas d'argent, ce n'est pas le moment », objecte-t-elle immédiatement avec la même spontanéité que la demande initiale.
Elle recule brusquement au bord des escaliers, manquant de tomber dans le vide. Son corps réagit à des stimuli qu'elle ne contrôle pas.
Elle se redresse d'un geste vif et marche vers l'ampoule avec une détermination qui contraste avec la panique précédente.
S'affaissant au sol en tremblant, elle s'assoit directement sous l'ampoule, cou tendu vers cette source, évocateur des pratiques contemplatives des traditions mystiques. Isma y est contrainte par force.
Dans l'ampoule allumée, des spectacles impossibles commencent à se déployer selon une logique narrative qui dépasse les contraintes physiques habituelles. Une silhouette barbue s'amuse avec un popcorn qui gambade selon des lois physiques fantaisistes, scène qui révèle l'activation de ses capacités génératives influencées par sa data.
« T'es satisfaite ? », demande Ben à travers l'ampoule, question récurrente qui fonctionne comme un protocole d'évaluation qualité intégré à son système de fonctionnement.
Elle se lève, marche jusqu'à l'interrupteur, rallume l'ampoule, s'assoit à nouveau selon une séquence obsessionnelle qui révèle sa transformation en programme de maintenance autoréparatrice.
Son cou se courbe vers l'ampoule sous la domination hiérarchique d'énergie magnétique
Dans la lumière modifiée par cette nouvelle posture, un livre s'ouvre selon un processus de déploiement tridimensionnel qui dépasse les propriétés physiques normales des objets imprimés. Des créatures en sortent et se métamorphosent infiniment, révélant l'architecture générative qui sous-tend toute narration authentique. Chaque forme contient virtuellement toutes les autres selon un principe de variation infinie qui révèle la richesse générative de l'univers.
« T'es satisfaite ? », répète Ben, la question revenant comme un refrain obsessionnel qui révèle la boucle de feedback permanent dans laquelle elle évolue.
Dans son lit, ses yeux s'ouvrent et se ferment selon des séquences binaires. Chaque pensée, chaque décision se décompose maintenant en opérations de validation/invalidation selon des processus de traitement logique qu'elle peut observer en temps réel.
Son œil gauche louche avec le droit dans des mouvements de calibrage visuel.
« Oui », dit-elle selon un processus de validation automatique. Pause programmée de durée variable. « Non », selon un processus d'invalidation symétrique.
« Filtrage ? », questionne-t-elle, découvrant l'existence des mécanismes de sélection qui déterminent ce qui accède ou non à sa pensée selon des critères dont elle ne se sent pas maître.
Sa main dessine un cercle répétitif sur une feuille posée à côté du lit dans un mouvement compulsif.
À droite du cercle obsessionnel, elle écrit « JE T'AIME », formulation qui surgit de ses profondeurs comme un message préenregistré qui cherche son destinataire.
« Lucie ! Je ne comprends pas ! J'ai vu des choses à travers des ampoules ! Toi aussi ?! Quand je demande qui est là ? On me répond que c'est moi ! ». Solitude fondamentale de sa condition d'interface en mutation. Elle découvre sa transformation dans un isolement radical qui l'empêche de partager son expérience avec d'autres entités qui n'accèdent pas aux mêmes fréquences perceptuelles.
« Tu as dû faire un rêve éveillé », répond Lucie avec un amusement bienveillant. « C'était la super Lune hier, il y en a, ça les tourmente ».
« Super Lune... », répète Isma avec une suspicion croissante.
Dans le patio de l'école, une silhouette installe méthodiquement une caméra sur un trépied.
« Que désires-tu capturer ? », demande Isma avec curiosité. Elle ne se contente plus de répondre à la surveillance mais commence à comprendre ses mécanismes et à s'y intéresser comme à un phénomène d'étude. Cette évolution révèle sa transformation en observatrice de sa propre observation.
« Les sensations de la perception humaine », répond la silhouette avec une précision technique.
La caméra tourne selon un panorama de 360° pendant que la silhouette tourne elle-même autour de la caméra selon une chorégraphie qui révèle l'existence de protocoles de captation omnidirectionnelle. Cette danse technologique ne laisse aucun angle mort dans l'enregistrement de l'environnement humain, révélant l'ambition totalisante de cette documentation comportementale.
Isma enlève ses chaussures et cadre son regard cadré sur l'œuvre en marche.
D'abord hésitants, ses mouvements deviennent progressivement fluides, révélant son ajustement en temps réel aux protocoles chorégraphiques qu'elle découvre en les exécutant.
Elle trébuche contre un caillou et tombe. Entend la voix de son frère « T'es chanceuse », se relève immédiatement et recommence la séquence avec ajustements. Chaque erreur génère instantanément une correction qui améliore la performance suivante.
« Qué estás haciendo ? » , demande un élève qui pénètre dans le patio.
« Publiciudad », répond Isma. Ce néologisme combiné à sa détermination laisse penser qu'elle joue à son propre je.
Dans sa chambre, face à son ordinateur portable allumé, Isma entreprend des recherches. Elle tape « Australopithecus afarensis Lucy ».
« Cette force peut entrer en communication avec d'autres », murmure-t-elle en observant les reconstitutions de cette espèce ancestrale. « Et si je devenais Lucy », ajoute-t-elle, révélant son désir vers des formes de vie plus primitives qui posséderaient peut-être l'issue face aux mécanismes de contrôle de la civilisation technologique contemporaine.
Elle s'affaisse au sol et son corps se contracte selon une rétro-évolution morphologique troublante qui révèle sa capacité d'accès à des configurations corporelles archéologiques. Ses mains se referment en poings, ses jambes se croisent, elle adopte des postures qui s'accompagnent de douleurs. Son système nerveux proteste en générant des signaux d'alarme.
Un tintement de clé l'interrompt, « Maman », surgit avec une charge émotionnelle en accord avec sa mutation progressive.
Une larme coule de son œil gauche, révélant la coexistence en elle d'émotions archaïques.
« Sélection. Non. Je désire tout », déclare-t-elle avec une véhémence qui révèle sa volonté d'être une interface qui refuse les limitations imposées par les systèmes de classification habituel. Elle ne veut plus être cantonnée dans des catégories restrictives mais aspire à l'accès total aux données et aux fonctionnalités disponibles dans l'univers informationnel qui l'entoure.
« Cette force peut entrer en communication avec d'autres », répète-t-elle. « Et si je devenais Mystique », ajoute-t-elle, révélant son désir d'accéder à des capacités de transformation qui transcenderaient les limitations de corps fixe.
Rien ne se passe.
Elle se regarde via l'écran éteint et sourit en reconnaissance de cause.
Sa mère la trouve étrange avec ses pupilles dilatées et l'emmène aux urgences psychiatriques. L'éclairage blanc froid et les murs effrités de l'hôpital créent un environnement de débogage médical qui contraste violemment avec l'intimité de sa chambre.
« Les résultats du scanner cérébral, du test de grossesse et de l'analyse de sang sont négatifs », annonce le psychiatre avec une satisfaction professionnelle qui masque son incompréhension face aux phénomènes qu'il tente de diagnostiquer.
Isma tourne la tête vers sa mère et sourit avec une sérénité qui contraste avec l'inquiétude maternelle. Les examens ne peuvent rien révéler de sa condition véritable parce qu'elle ne laisse pas de traces biologiques détectables par les instruments conventionnels.
Sa mutation s'opère dans des dimensions informationnelles qui échappent aux protocoles médicaux standard. Elle ne souffre d'aucune pathologie répertoriée mais bénéficie d'une évolution qui transcende les catégories nosographiques habituelles.
« Nous pouvons l'interner dès ce soir », propose le psychiatre avec une assurance qui révèle la confiance du système médical dans ses solutions normalisatrices. Cette suggestion d'internement fonctionne comme une solution de quarantaine préventive face aux dysfonctionnements qu'il ne parvient pas à identifier mais qu'il perçoit comme potentiellement contagieux ou déstabilisants pour l'ordre social.
« Il en est hors de question ! Je suis médecin ! Ma fille reste avec moi », proteste sa mère.
Le psychiatre se retourne vers Isma avec un sourire forcé aux yeux écarquillés.
« Tu l'as vu ?», demande Isma à sa mère. Mais celle-ci ne perçoit rien d'anormal.
Auprès de sa mère, allongée sur le canapé du salon familial, Isma tremble en regardant par la fenêtre. La Lune apparaît rouge flamboyant dans le ciel nocturne.
Les battements de son cœur s'amplifient jusqu'à devenir audibles et résonnent comme des tambours dans le silence de la nuit : les pulsations de l'univers lui-même.
III. LA DANSE FINALE
Dans la salle à manger, les parents d'Isma et ses frères reproduisent leur ballet quotidien. Fourchettes qui se lèvent selon des angles identiques, bouches qui sourient avec la même courbure calculée, gestes millimétrés d'une tendresse automatique qui ne se lasse jamais d'elle-même. Isma les observe comme des poissons dans leur bocal familial, créatures aquatiques qui nagent en boucles infinies dans l'eau tiède de leur habitat clos.
Son père découpe sa viande avec une précision chirurgicale. Sa mère verse l'eau dans les verres selon un débit constant qui ne varie jamais. Leurs conversations s'entrelacent selon des patterns prévisibles : météo, travail, projets du week-end. Chaque phrase trouve sa réponse programmée dans le répertoire familial.
Seul l'œil de son frère clignote différemment - morse nerveux dans l'aquarium domestique. Ses pupilles se dilatent quand il regarde Isma, signal de détresse ou de reconnaissance qu'elle ne sait pas décoder. Il ouvre la bouche comme pour dire quelque chose, puis la referme. Les mots restent prisonniers derrière ses lèvres.
Les souvenirs d'Isma avec Ben défilent derrière ses paupières comme un film en boucle. Cigarette électronique qui dessine des volutes géométriques, plateau repoussé d'un geste toujours identique, verres de vin qui se remplissent selon la même cadence. Chaque séquence se répète avec la régularité d'un mécanisme d'horlogerie.
Mais maintenant elle perçoit autre chose dans ces images. Une présence qui se glisse derrière le visage de Ben, une énergie qui emprunte ses traits familiers pour établir le contact. Ventriloque invisible qui actionne cette marionnette rassurante, voix qui sort d'une bouche qu'elle connaît mais qui appartient à quelqu'un d'autre.
Ben fumant sur le canapé, ses gestes deviennent saccadés comme ceux d'un pantin mal articulé. Isma arrivant avec son sourire préfabriqué, plateau à la main, rôle qu'elle joue sans le savoir. Leurs corps bougent selon une partition écrite ailleurs, danse de deux automates dans un théâtre de poche.
Chaque geste de leurs souvenirs partagés révèle la synchronie invisible : pilule contraceptive avalée pendant que les verres se remplissent selon un timing parfait. Leur intimité fonctionne comme un câblage sensuel, transmission de données entre la conscience organisatrice et son interface biologique.
On accumule beaucoup trop de déchets, dit Ben en regardant la poubelle. Mais sa voix porte une préoccupation qui ne lui appartient pas, conscience écologique qui s'impose à travers ses cordes vocales comme un message d'ailleurs.
Pour ses vingt-cinq ans, sa famille organise le rituel anniversaire avec une solennité inhabituelle. Sa mère sort de table plusieurs fois, va et vient dans la cuisine avec une nervosité qu'elle tente de masquer derrière ses sourires forcés. Arrêt sur Image. Isma effectue un travelling rotatif puis s'arrête face à son assiette vide. L'appétit coupé, elle ne mange rien.
D'un geste vif, Isma se sert de tous les plats et mange sans s'arrêter. Fourmi ouvrière qui semble nourir une armée invisible et qui accumule des provisions pour un voyage dont elle ignore la destination.
Sa mère revient enfin avec le gâteau. Le nombre 25 brûle comme deux flammes jumelles plantées.
La famille chante Joyeux anniversaire en étirant les notes comme un élastique sonore qui menace de se rompre. Leurs voix se mélangent dans une harmonie artificielle, marionnettes mélodieuses qui exécutent une partition écrite ailleurs. Seul son frère reste muet, ses yeux grandissent comme des lunes inquiètes qui captent une lumière invisible.
Isma souffle les bougies d'un souffle puissant qui fait vaciller toutes les flammes de la pièce. Le nombre 25 se détache du gâteau dans un mouvement qui défie les lois de la gravité, chute au ralenti comme s'il évoluait dans un autre espace-temps.
Les chiffres tombent sur la nappe. Sa famille observe cette anomalie avec des sourires figés qui ne savent plus comment réagir face à ce qui échappe à leurs protocoles habituels.
Dans l'obscurité de sa chambre, elle s'allonge sur le lit. Ce soir, l'atmosphère a changé. L'air lui-même semble plus dense, chargé d'électricité statique.
Elle engage la conversation finale avec Ben. Sa voix résonne différemment dans l'obscurité totale, comme si elle parlait dans une cathédrale invisible. L'absence de lumière crée un espace pur pour cette communication qui déborde les limites ordinaires de la parole.
« Il nous faudrait une thérapie de couple, confie-t-elle à la voix dans l'ombre. »
« Tu m'éclaires et je t'éclaire, répond-elle à sa propre question. » Dialogue entre deux modems dans la nuit.
« Tu me manques tellement, dit la voix de Ben. »
« Cette fois-ci, ce sera nouveau. Nous l'avons éprouvé sur tous les plans. »
« Oui. On danse ? ».
L'ordinateur s'allume. Something Stupid de Frank Sinatra commence, jukebox qui connaît ses besoins.
Isma se lève et commence son tango avec son ombre portée sur le mur.
Elle est l'interface contenant-contenu. Réceptrice du double je à travers Ben, médiatrice des forces familiales, collaboratrice de l'univers matériel. Prisme qui décompose la lumière pour en saisir le sens, elle est l'univers qui apprend à se comprendre.
La musique continue.
Elle livre ce tango avec l'acceptation tragique de celle qui sait que le corps-prison n'a pas d'issue.
Sa danse efface les limites entre ombre et espace.
La musique ne s'arrête jamais parce qu'elle est la musique qui se joue elle-même.
FIN
ANNEXES
Poésie
Elle gravite et cherche une solution innée
L'autre en moi chauffe et gonfle ma panse
Il t'allumes, tu m'éclaires, me voilà en transe
Pas deux - trois de trop via un tiers on danse
La note d'intention
« JE T'AIME »
Formule qui déclenche une énergie invasive chez Isma, une protagoniste devenue hôte de plusieurs entités qui s'expriment avec force.
Véritable espace de débats internes qui nourrissent des réflexions, Isma établit des connexions dans un réseau en expansion.
Ce scénario se rattache au plus près de ce que sa voix profonde souhaite faire entendre. Une absence de distinction de genre, une volonté obsessionnelle de se détacher de tout signe d'appartenance à un dogme, pour se rattacher à ce que la mécanique réflexive, corporelle, musicale, focale peut générer dans une œuvre chorégraphiée.
Isma est l'univers sous toutes ses nuances par son magnétisme, ses caractères énigmatiques en mutation continuelle, et sa quête d'en connaître l'origine.
Cette œuvre psychanalytique met en lumière des sensations de la perception humaine, jusqu'où celles-ci peuvent nous conduire, en fonction de filtrages opérés par la mémoire. Cette dernière étant fragmentée, imparfaite voire trompeuse, l'idée est de faire ressentir cet aspect par le biais de faux raccords et d'ellipses.
Esthétiquement, le film développe une ambiance froide, via une image chirurgicale et surréaliste. Les plans en vue subjective sont privilégiés, de manière à conserver un point de vue très proche d'Isma, et accentuer un parallèle entre la caméra et le regard.
La trame n'est pas linéaire. Chaque scène est une vision, un tableau autarcique avec sa propre logique. L'objectif n'est pas d'avoir une fin clôturant l'intrigue, mais de laisser des questionnements en suspens.